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Le village ruiné de Carency

Publié le mercredi 23 juillet 2008.


Cet extrait est tiré du chapitre 21. Le héros, dans le corps du caporal Vernay, et Bonpain, suite à leur mise aux arrêts, sont renvoyés en première ligne pour y finir leur temps de "repos". L’homme moderne découvre en les traversant les ruines du village de Carency aux portes du front de la bataille d’Artois. Cette description est basée sur des carnets de guerre, entre autres ceux de Pierre Pasquier et de Paul Tuffreau (cf. "Les sources"). Certaines descriptions (l’église de Carency et le cimetière allemand) ont été faites d’après des photographies prises en octobre 1915 par des soldats français. La scène se situe le 14 juin 1915. Carency a été repris par les Français en mai. Le front s’est déplacé d’un ou deux kilomètres.

L’enfer… Comment qualifier autrement le tableau qu’offre ce village alors qu’un jour blafard commence à pointer ? On a beau chercher, il n’est plus possible de trouver une maison intacte. La plupart se réduisent à quelques pans de murs éventrés desquels pendent des tronçons de charpente noircis. Au milieu du fatras de moellons et de briques disloqués, l’œil s’arrête parfois sur un morceau d’intimité qu’offre à la pluie ou au soleil ces foyers éventrés. Ici, une cuisinière tordue pend au-dessus d’une cave effondrée. Là, dans une chambre, une photographie de mariage est encore accrochée à un carré de mur. Tout autour, sur le papier peint, les balles et les éclats d’obus ont laissé les traces de leurs griffes. L’église n’est plus qu’un amas de pierres et de poutres effondrées. Seul reste debout un bout de mur percé d’une fenêtre en ogive sans vitraux. Au pied de cette dernière trône, incongrue, la chaire en bois presque intacte. Entre les ruines, les rues n’existent plus, ce n’est qu’un lacis de tranchées et de boyaux qui courent en tout sens. Pris de folie, ils vont jusqu’à passer sous les maisons, d’une cave à l’autre. Dans ces tranchées pour certaines éboulées, des sacs à terre multicolores attirent le regard par centaines. Ils sont fais avec les draps, les torchons, les étoffes les plus diverses de ces pauvres foyers massacrés. De ce désordre s’exhalent des relents abominables. Je sais ce que cela signifie. Sous la plupart de ces murs effondrés et de ces toitures calcinées, gisent des cadavres qu’on n’a pu récupérer. Les arbres non plus n’ont pas été épargnés. Parmi ceux qui restent debout, beaucoup ont éclaté, leurs lambeaux pendent. Ils tendent vers nous leurs moignons lamentables comme pour nous supplier. Au milieu des vergers taillés en allumettes, gisent des canons tordus ou retournés comme de gros jouets brisés. Derrière une ferme qui a perdu toutes ses tuiles, des croix noires par dizaines, serrées et couvertes de caractères blancs en calligraphie gothique. C’est le cimetière allemand.
- Ils ont voulu le sol de la France ! Ils le garderont sur le ventre ! a lâché Bonpain en crachant par terre. La lisière du village est elle aussi épouvantable. Par endroit, on aperçoit des entonnoirs énormes remplis d’eau. On voit encore traîner des débris de toute sorte : sacs de sables éventrés, morceaux d’uniformes, armes tordues et des sacs à dos par dizaine recouverts d’une peau de veau. Régulièrement, en avant du village ou dans les ruines même, une volée d’obus s’abat. On voit alors s’effondrer dans un nuage de poussière un morceau de ruine qui tenait encore debout. Si je n’étais pas si rempli de stupeur, j’éclaterais de rire. C’est donc ici qu’a lieu la « Grande Guerre » ? C’est donc pour cela qu’ils se battent ! C’est donc ça leur fameux front, le champ d’honneur ? C’est pour cet innommable chantier, pour cette friche puante et empoisonnée que tant d’hommes viennent se faire massacrer ? A quoi cela rime-t-il ? Se peut-il que les nations les plus puissantes de cette époque se déchirent et fassent mourir depuis des mois des milliers de leurs enfants pour ça ?

Un sifflement subit et une très forte détonation immédiatement accompagnée par une pluie de tuiles et de moellons. Encore une fois, mu par un réflexe inexplicable, j’ai su me garer à temps en m’enfonçant dans la brèche de la façade devant laquelle nous passions. Je suis le premier à me relever.
- Oh Bonpain ! Ça va ? Etalé de tout son long sous son barda criblé d’éclats qui fume encore, il relève enfin la tête et m’adresse un petit sourire crispé.
- Eh ben, c’était moins une ! Mais vise un peu l’ sergent. Il a l’air touché. A quelques mètres devant nous, le sergent gît, recroquevillé sur lui-même. Avec précaution, nous le retournons et tandis qu’il grimace de douleur, nous découvrons sa blessure.
- Merde ! C’est sérieux, me glisse Bonpain à l’oreille. Il a les deux mains crispées sur son ventre et déjà des filets de sang sombre coulent entre ses doigts et se répandent sur le sol. Immédiatement, j’ai mis la main sur mon paquet de pansements. Je tente d’écarter les doigts du malheureux mais celui-ci dans un hurlement les crispe encore davantage.
- Il a le ventre ouvert. C’est foutu ! se désespère Bonpain.
- Ta gueule ! Aide moi plutôt ! En quelques gestes rapides, j’ai déroulé ma toile de tente et j’ai commencé à y faire rouler le sergent. D’un boyau tout proche, des poilus arrivent pour nous prêter main forte.
- Allez Bonpain ! Allume ! On l’emmène au poste de secours du point G !


Le village ruiné de Carency

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