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Poste de secours

Publié le mercredi 23 juillet 2008.


Ce texte est extrait du chapitre 22. Le héros et Bonpain viennent de transporter au poste de secours le sergent qui les accompagnait et qu’un éclat d’obus vient de blesser (voir "le village en ruine de Carency"). Le héros, avec ses yeux d’homme d’aujourd’hui, découvre avec stupéfaction un poste de secours comme tant d’autres sur le front de la Grande Guerre. Description faite à partir de sources multiples entre autres celles de médecins du front (cf. "Les sources"). "Les tuyaux" délivrés par l’infirmier et annonciateurs de la prochaine offensives correspondent aux préparatifs qui eurent lieu avant l’attaque française du 16 juin 1915.

- Alors ? Bonpain vient de se laisser tomber à côté de moi.
- Pauvre gars, encore un qui y restera dans ce coin pourri. Assis dans l’entrée du poste de secours, à même le sol, nous regardons passer le brancard sur lequel deux infirmiers mine lasse et au dos courbé sortent le corps du sergent. Ils se fraient difficilement un passage dans ce couloir étroit où s’alignent le long des murs plusieurs hommes somnolents portant des pansements. Dehors, on entend les infirmiers décharger le corps contre le talus, ils repassent ensuite devant nous, avec le brancard vide, tâché de sang. Un instant, la toile qu’ils soulèvent au bout de ce corridor laisse apparaître une pièce encombrée, chichement éclairée, où s’affaire un major à la blouse maculée. Sur la table, un corps gît immobile. Avant que l’un des infirmiers ne rajuste le rideau, j’aperçois une jambe qui pend hors de la table. Elle n’a pas plus d’épaisseur qu’un pantalon vide. Au bout de ce linge écarlate reste accroché un soulier qui tourne doucement, comme suspendu à une ficelle. Je détourne les yeux. Face à moi, un grand type maigre a la tête couverte de bandages. Seul un œil étrangement fixe émerge de cet amoncellement de coton. Me regarde t-il vraiment ? Cet œil vide posé sur moi me rend mal à l’aise et je baisse à nouveau les yeux pour ne plus soutenir ce regard mort. Contre moi, un autre allongé sur le ventre, n’a plus de pantalon. Le bas du dos disparaît sous les bandages déjà rougis. Sa tête repose sur une toile pliée et de temps à autre, on l’entend chantonner d’une voix faible, indifférent à notre présence, comme réfugié dans un rêve intérieur. Je passe en revue les visages alignés contre la paroi. Les yeux de tous sont fermés, enfouis sous des paupières plissées, noircies. Les faces sont ternes, ridées, piquetées de poils de barbes, de traînées de terre ou de gouttes de sang noir. La fatigue accumulée jour après jour et la souffrance de la blessure nouvelle ont imprimé leurs marques, tiré les traits, creusé les figures. Ils somnolent tous, une étiquette épinglée au col de leur capote. Parfois, l’un d’eux bouge et esquisse une grimace en geignant. Un œil morne, fiévreux, s’ouvre parfois, puis la paupière se referme doucement. Il flotte sur cette foule docile et résignée une odeur suspecte, mélange de sang, de pourriture, d’excréments et d’éther. Au bout du couloir, derrière la toile, on entend des gémissements et des éclats de voix soudains. On devine la lutte qui s’engage. Et puis, après une courte discussion dont nous devinons le sens, le silence se fait avant que ne retentisse, abominable, le bruit régulier de la scie. Comment font-ils pour rester là ? Pourquoi ne se sauvent-ils pas au grand jour loin de cette antichambre de la mort ? Et moi, pourquoi suis-je encore ici, assis au milieu de ces morts vivants qui me dégoûtent et me terrifient. Je n’aspire qu’à courir loin de ce trou sordide et pourtant je reste assis là. Je me tourne vers Bonpain qui s’est approché de moi. Il commence à voix basse après avoir jeté un regard circulaire sur l’assistance endormie.
- Y a tout de même une chose qui m’intrigue… Comme je ne réponds rien, il enchaîne.
- Si t’es pas le Caporal. Si t’es vraiment quelqu’un d’une autre époque, comment t’as fait pour savoir qu’il y avait un poste de secours ici ? Il me faut faire un effort pour soutenir la conversation.
- Je te l’ai déjà dit. J’ai son apparence et parfois sans que je sache pourquoi, il agit à ma place.
- Mmh… J’interroge ses yeux. Cela fait du bien de regarder un être normal. Il semble douter encore. Au moment où il va reprendre la parole, un infirmier s’approche de nous.
- Ça vous dirait un coup d’ gniole ?
- Et comment ! s’exclame Bonpain dont le visage s’illumine comme celui d’un enfant. L’infirmier s’éclipse un instant derrière le rideau de la salle d’opération, où ne résonnent plus que des tintements cristallins de flacons qu’on manipule, puis il revient avec une bouteille et un petit verre.
- Désolé pour votre copain, fait-il en s’asseyant à côté de nous. Faudra attendre la nuit prochaine pour évacuer le corps, fait trop jour à présent. Tenez, vous vous chargerez de ses affaires. Tandis que Bonpain se sert un verre d’alcool, l’infirmier me tend le portefeuille du sergent et sa plaque qu’il a sortis de sa poche.
- Fameuse, ta liqueur camarade ! s’exclame Bonpain en buvant coup sur coup deux verres.
- Tiens, caporal, bois un coup, on en a bien besoin.
- Vous êtes du 159ème, reprend l’infirmier, vous z’êtes pas d’repos à Cambligneul ? Je cherche en vain une réponse plausible.
- Si, mais on est en mission spéciale de renseignement, rétorque Bonpain en me tendant le verre. Hein Caporal ?
- C’est rapport à la reprise de l’offensive ?
- T’as des tuyaux à ce sujet ? D’un geste sec, d’un trait, comme si c’était mon habitude, j’avale le verre d’alcool que m’a tendu Bonpain.
- Faut voir, fait l’infirmier en haussant les épaules, c’est des tuyaux de cuisine. Mais bon, paraîtrait qu’on va r’mettre ça les jours qui viennent.
- Qui te l’a dit ?
- Des types du train de combat qui font la navette entre ici et les cantonnements. Paraît qu’ c’est plein à craquer de troupes fraîches dans tous les cantonnements environnants. Après avoir avalé à son tour un verre d’alcool, il enchaîne après s’être essuyé la moustache d’un revers de main.
- Et puis ici, depuis quelques jours l’artillerie, la grosse, elle tape plus dur que d’habitude. Paraît qu’elle cherche leurs abris bétonnés. Il nous désigne du menton les blessés affalés autour de nous.
- Toutes les nuits, on voit arriver des gars du régiment ou des territoriaux qui se sont faits esquinter en préparant des parallèles en avant des tranchées. Enfin, sur le plateau d’ Lorette, les chasseurs ont mis l’ paquet, y a deux jours pour faire tomber le dernier fortin boche qui nous prenait en enfilade en cas d’attaque.
- C’est bon, arrête là ta litanie ! J’ai compris, on va encore se faire casser la gueule ! conclut Bonpain en avalant un nouveau verre. L’infirmier n’a pas le temps de rajouter quelque chose, car dans l’encadrement de l’entrée un groupe d’hommes se presse.
- Vite, le major ! crie l’un d’eux. Ils soutiennent un malheureux, tête nue, les cheveux en bataille, les yeux démesurément ouverts, incapable de marcher seul. Deux le tiennent sous les bras, un troisième lui maintient un énorme tampon rougi sur le bas du visage. Régulièrement, il lui retire ce pansement pour que l’autre puisse respirer. On l’entend alors émettre une succession de sifflements et de gargouillis. Il n’a plus de mâchoire et, au fond du trou béant d’où pendent des chairs en charpie et tombent des caillots, on voit des bulles rouges se former à chaque mouvement de l’air. Mus par le même réflexe Bonpain et moi nous sommes levés d’un bond. L’infirmier réagit aussitôt et bousculant les blessés somnolents, il entraîne le groupe derrière le rideau. Un instant paralysés, fascinés par l’horrible apparition, nous finissons par gagner la sortie. Derrière le rideau monte encore l’horrible sifflement auquel répondent des paroles apaisantes.
- T’en fais pas. Ça va aller maintenant. On va te tirer de là…

Le poste de secours

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