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Soldats enterrés vivants

Publié le mercredi 23 juillet 2008.


Voici un article tiré du chapitre 11. Cet extrait fait suite au bombardement de la tranchée française par l’artillerie allemande (chapitre 10). Comme souvent au cours de tels bombardements, des abris se sont effondrés et les parois de la tranchée se sont écroulées sur les soldats. Les scènes de sauvetage et la description des soldats sortis de terre sont encore une fois tirées de témoignages de soldats de ce front d’Artois ainsi que de celui de Verdun (cf. "Les sources"). Au cours de cet épisode, l’homme moderne voit ressurgir, dans l’urgence de l’instant, la conscience du caporal Vernay dont il occupe le corps.

- Ce s’ra pas encore pour ce coup ci... Le voisin, qui vient de s’exprimer ainsi, fait un effort pour se dégager de l’amas que nous formons au fond de notre trou sinistre. Dehors, le tonnerre s’est calmé. On n’entend plus à présent que quelques détonations jetées ça et là, éparses, loin de nous. Les hommes proches de l’entrée se sont déjà faufilés vers l’extérieur. L’agitation reprend. Me parviennent les bruits des pas précipités, des cris, des appels à l’aide. Je reste là, assis, hébété. J’ai perdu la notion du temps. Incrédule, je réalise que je ne sais pas ce qui s’est passé. Me suis-je endormi ? Que faisions nous là ? Un à un, mes voisins quittent notre tunnel sombre et me bousculent en passant.
-  Tire-toi, bon Dieu ! Tu vois pas qu’tu gênes ? me lance l’un d’eux en rampant vers le jour. Je le fixe sans répondre, stupéfait. Je ne reconnais rien. Ni ce lieu, ni ces hommes, ni ces bruits. Que m’ arrive-t-il ?

-  Qu’est-ce que tu fous ? Sors de là ! Y a des copains enterrés ! Un type vient de me hurler dessus en passant la tête par la porte. Il me fait sortir de ma prostration. Je n’ai pas encore quitté ce trou.

J’ai passé la porte, ébloui par la lumière, abasourdi par le bruit et aussitôt happé par l’agitation de ceux qui m’entourent. Où suis-je donc ? En tout sens, des hommes courent, se pressent en criant. Le dos courbé, ils se ruent, sur des tas de terre et de sacs de sable éboulés qu’ils attaquent à coups de pelle, de pioche ou plus souvent à deux mains. Tous sont pris d’une même frénésie. Soufflant, suant, le geste fou, ils creusent avec rage. A ma droite et à ma gauche, barrant la tranchée profonde, deux tas de gravats et de terre fraîche sont ainsi pris d’assaut par une dizaine de silhouettes bleues aux bérets noirs.
- Combien qu’y sont ?
-  Y-en a plusieurs ! Je les ai vus quand l’obus est tombé !
-  Magnez vous, y vont étouffer !
-  Trouvez des pelles, nom de dieu ! Sans savoir comment, je me retrouve moi aussi à genoux, plongeant mes deux mains dans la terre blanchâtre pour entamer ce tumulus où des hommes périssent.
-  Tiens, prends ça ! Un type, muni d’une petite pelle-bêche pliante, me lance une soucoupe en métal qu’il vient d’extraire de son béret. A son exemple, avec mon outil de fortune, je creuse avec acharnement, rejetant la terre entre mes jambes, loin derrière moi au milieu de la tranchée.
-  Par ici ! hurle un soldat. Aussitôt je me retrouve avec d’autres près de lui. Avec nos mains pour ne pas blesser celui qui gît là-dessous, nous continuons à creuser. Peu à peu, les jambes apparaissent. Des jambes toutes droites, secouées de spasmes. Aussitôt, comme si je venais à l’instant de me réveiller, je prends la direction du sauvetage et j’empoigne les pieds raidis en criant :
-  Il est en train d’étouffer ! Tirez avec moi ! Quand son visage émerge enfin, il me faut du temps pour le reconnaître. C’est Morel. Le grand Morel. Un type de l’escouade voisine. Entièrement couvert de cette marne qui lui remplit les yeux, le nez et la bouche, immobile, inconscient, il semble une statue antique qu’on sort du sol. Tout en exhortant mes hommes à continuer à fouiller, je le traîne à l’écart. Avec des gestes sûrs, je dégage sa bouche et son nez, et après lui avoir pratiqué la respiration artificielle, je parviens à l’arracher à son étouffement. Je le confie à un poilu qui est venu me prêter main forte et je me rue à nouveau vers l’un des tas où un deuxième homme vient d’être extrait. Ses camarades le soutiennent mais il arrive à se tenir debout. Il semble beaucoup moins secoué que Morel. L’éboulement l’a surpris alors qu’il s’était recroquevillé dans une alvéole creusée au flanc de la tranchée. Dans sa niche, il n’a pas été directement écrasé par la masse de terre. Il effectue quelques pas, seul, incrédule. Pour lui-même entre deux quintes de toux, il se répète :
-  Ah nom de Dieu, ah nom de Dieu … Puis, subitement, il se retourne et se jette avec nous à l’assaut de la montagne de terre.


Soldats enterrés vivants

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