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Nuit de garde sur le Front d’Artois

Publié le mercredi 23 juillet 2008.


Ce texte est tiré du chapitre 5. Cette nuit de veille constitue une des premières "visions" de la guerre vécues par le héros. Cette nuit de garde n’est pas située précisément dans le temps. Elle pourrait se situer entre décembre 1914 et mars 1915 alors que sur le front d’Artois les armées se sont enterrées face à face en attendant la reprise des offensives du printemps. Les carnets de guerres abondent de ces descriptions de gardes interminables dans le froid, animées par le ballet des fusées éclairantes et la ronde des rats.
Le vent glacé en s’insinuant dans son cou l’a tiré de sa torpeur. Il s’est endormi. Machinalement, il remonte son col et réajuste la couverture qui a glissé de ses épaules. Les yeux mi-clos, enivré de fatigue, le corps entier engourdi de froid et endolori par cette interminable station debout, il se laisse tout doucement replonger dans le sommeil. Le contact à intervalles réguliers de sa joue sur la terre humide et glaciale lorsqu’ il penche en avant lui permet de ne pas sombrer complètement. Oh, combien de fois s’est-il endormi puis aussitôt réveillé au cours de cette interminable nuit ? Combien de temps s’est écoulé, avec cette affligeante lenteur dans cet état de demi conscience ? Il se souvient avoir battu longtemps la semelle sur cette maudite planche pleine de glaise, pour que le froid ne prenne pas possession de ses pieds. A présent, il a cessé de se défendre et, au gré de ses réveils, il constate sa progression. Pourquoi lutter ? Comme toujours, il quittera cette place gelé jusqu’ au plus profond de ses os. Est-il encore utile à quelque chose ? Il y a longtemps qu’il a cessé de voir ou d’essayer de voir ce qu’il y a face à lui. Ce décor, de toute façon, il le connaît trop bien… Il entend le vent balayer la plaine noire qui commence là devant. Dans la nuit, en courant, il s’enchevêtre dans les fils qu’il secoue. Par ses sifflements et par le tintement du métal, il devine sa progression. Il tourne autour de lui, se perd en avant et puis revient. Il est bien le seul à aller et venir, sans hésiter, sans ramper, sans trembler, sur ce glacis maudit. Le seul, avec les rats peut-être. Ils sont là eux aussi, toujours présents, depuis le premier jour. C’est la nuit qu’on les remarque le plus. Il perçoit dans cette solitude noire leurs petits cris aigus qui se déplacent et semblent se répondre. Ils les imagine, trottinant affairés et têtus, là sous son nez au-delà de ce mur de terre qu’on ne franchit jamais qu’avec terreur. Ils courent là devant, invisibles et libres… comme le vent. Ils rendent visite à tous ceux qui sont restés là bas. Ils marchent sur leurs visages dont les yeux vides tournés vers le ciel ne reflètent plus la lumière des étoiles…Tout à l’heure, dans l’abri, c’est sur lui qu’ils courront… Ses mains, sorties de leurs moufles tâtonnent dans la pénombre. Dans un trou, ménagé dans la paroi de terre, sa musette est rangée. Il y récupère un morceau de pain. Il a durci et s’est sali au contact de la boue. Une fusée monte là haut dans le ciel d’encre. Elle projette une soudaine lueur verdâtre sur les choses. Il profite de sa présence pour nettoyer son pain. Ses mains sont sales aussi, malgré tout il le frotte consciencieusement. Sous cette pauvre lumière, il fait illusion de blancheur, mais il sait qu’à la première bouchée, la terre lui crissera sous la dent. La fusée descend doucement, les ombres tournent et s’allongent au fur et à mesure de son mouvement. La plaine arrachée à la nuit par cette lueur irréelle paraît sans relief, rétrécie. On croirait contempler un décor en miniature, une misérable maquette en désordre. Comment imaginer qu’ ils sont comme lui des milliers tapis en ces lieux, à dormir, à creuser, à veiller sous l’éclat spectral de cette étoile mouvante ? A chaque seconde, la perspective change, le mouvement des ombres donne une illusion de vie. Dans quelques instants, tout sera rendu à l’obscurité et cet espace ainsi caché redeviendra immobile, immense et terrible. Alors que l’ombre un moment tapie au fond de la fosse où il se terre, remonte à nouveau le long des parois, il jette un regard autour de lui. De place en place, des silhouettes sont figées debout, le long du mur. Il devine les capotes, les couvertures ou les peaux de moutons qui les rendent informes. Elles sont tournées vers la plaine, qu’elles guettent. Avec elle, elles vont replonger dans la nuit. Dans le noir revenu, les rats reprennent leur ronde. Peut-être se sont-ils arrêtés et ont-ils levé les yeux pour suivre l’orbe de cet astre fantastique ? Le vent revient lui aussi. D’un seul élan, il passe au dessus des têtes et s’enfuit au loin en sifflant. De loin en loin, les fils tintent. Lui aussi attendait l’ombre pour reprendre sa course. Combien de temps encore à attendre ainsi ? Sa dernière bouchée de pain avalée, il reprend la lutte avec le sommeil, et sa joue, à intervalles réguliers, vient se coller contre la terre glacée…

Nuit de garde sur le front d’Artois

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