Accueil du site - Cours d’histoire - Extraits du roman

La sortie des tranchées françaises lors de l’attaque du 16 juin 1915

Publié le mercredi 23 juillet 2008.


Cet extrait, tiré du chapitre 28, décrit la sortie des chasseurs du 159ème RI à midi et quart le 16 juin 1915. La difficulté à sortir des sapes est décrite dans les historiques de régiments et dans les carnets de guerre. Les impressions des soldats, les bruits et descriptions du bombardement proviennent encore d’une compilation de témoignages des combattants de ce front.

Le chapitre entier décrit la course des chasseurs jusqu’à une tranchée allemande suivie du corps à corps avec ses défenseurs. C’est un enchaînement de toutes les phases d’une attaque à cette époque de la Grande Guerre. La scène est vue au travers des yeux de l’homme moderne, entraîné par le corps du caporal Vernay au coeur de la tourmente.

- Allez y les gars ! Tous avec moi ! C’est pour la France ! Au milieu du fracas des explosions, j’ai entendu hurler le gradé qui a fendu notre section, revolver au poing pour aller en tête de la parallèle. A présent, il ne nous reste plus que quelques secondes avant de nous élancer hors de notre trou. Il va être midi et quart. Le caporal n’a pas cessé de regarder sa montre. Il a encore fouillé ses poches avec énervement. Plusieurs fois, il a défait ses musettes, cherchant au milieu de ses provisions et de ses munitions. Puis, comme s’il se résignait, il a tout remis en place. Au commandement, il a ajusté comme tous les autres sa baïonnette au canon de son fusil. Il a vérifié le magasin de son arme. Il a enfilé ses musettes en croisant les courroies sur son torse au-dessus de la couverture passée en sautoir. Il a enfoncé un peu plus son béret sur sa tête et il est venu, avec ceux de sa section, se masser dans la sape de départ. Je ne peux plus rien. Comme je l’avais imaginé, il nous emmènera tous les deux à la mort sans que je puisse rien faire d’autre que regarder avec ses yeux en attendant la fin. Au dessus de nos têtes les bolides d’aciers se croisent, s’entrecroisent en hurlant. Au milieu de fumées rousses et de flammes, la lèvre du boyau se soulève par moments et retombe sur nous en pluie de terre. Un homme s’écroule lentement à nos pieds. On n’entend même plus le vrombissement des balles qui nous survolent. Tout autour de moi, les hommes sont tendus à l’extrême. Livides, grimaçants, on les dirait vidés de leur âme. Au rythme des explosions, les têtes rentrent dans les épaules. Leurs yeux ne se ferment même plus. Ressentent-ils encore quelque chose ? Ils ont déjà renoncé à tout. Ils courent déjà hors de la tranchée. Des cris, un mouvement d’ensemble.
- En avant ! En avant ! hurle le gradé. Tous se pressent et avancent vers l’avant, avec des faciès de fous, comme hallucinés. Plus personne ne semble se voir. Tous se concentrent vers ces quelques marches taillées dans l’extrémité du boyau qu’il faudra escalader le plus rapidement possible. Le Caporal a pris la suite de la file. Comme eux, il s’avance à présent au milieu du flot vers l’escalier. Il doit leur ressembler.
- Allez ! Allez ! Dehors ! Dehors ! glapit une voix derrière. Là-devant, les premiers hommes s’élèvent hors du boyau, le gradé en tête. Un brusque arrêt, une bousculade, deux hommes viennent de retomber dans la tranchée, encombrant les marches.
- Avancez ! Avancez non de Dieu ! hurle la voix dans le dos du caporal. A nouveau, un soldat s’élève et retombe aussitôt la tête fracassée. A l’avant, c’est la cohue. Les trois corps sont écartés tant bien que mal, il faut reculer pour faire de la place. - Reculez ! Reculez ! - En avant ! Les ordres contradictoires se heurtent sous la voûte tonnante des explosions. A nouveau un homme se hisse hors du boyau en s’appuyant sur son fusil comme sur un bâton. Immédiatement, il retombe en arrière sur ceux qui le suivent, la tête en sang. - Ils ont repéré la tête de sape ! Ils vont nous descendre tous, comme des pipes à la foire ! crie Bonpain au caporal. Soudain, un mur de flammes rouges s’élève devant nous. Un souffle brûlant nous écrase comme le ferait la giffle d’un géant. Des masses noires pantelantes ont traversé le ciel. L’obus a explosé en plein dans le boyau devant nous. La tête de sape est effondrée, les parois sont éboulées et de la masse d’hommes qui nous précédait, il ne reste plus que des corps roulés en boule qui s’effondrent progressivement sur eux-mêmes, d’innombrables tronçons de chairs rouges et de toile bleue qui tapissent les parois du cratère. Bonpain, à côté, est encore debout. Il ne reste que deux vivants derrière cette masse d’hommes écrasés ; lui et le caporal… nous deux. Nos mains, nos visages et le drap de nos capotes sont piquetés de centaines de minuscules brûlures. Nous nous regardons un instant, figés, les yeux extraordinairement vides. Bonpain n’a plus de béret, son visage est noir et sa barbe a roussi. Puis les ordres pressent à nouveau :
- En avant, bordel ! Qu’est ce que vous foutez ? D’un même geste, le caporal et lui sont allés vers l’avant, enjambant avec difficulté les corps qui se débattent en râlant.
- Par ici ! hurle Bonpain en essayant d’escalader le côté effondré du talus. Le caporal le suit tandis que derrière, une nouvelle section se presse vers l’extrémité sanglante de la sape. Je les vois chuter sur les blessés qui se débattent et glisser sur les débris ignobles qui jonchent le sol. Déjà l’un d’eux qui a atteint la lèvre de l’entonnoir bascule à la renverse. Bonpain, d’un bond, a sauté le parapet. Du même geste, le caporal l’imite et se jette au sol à côté de lui. Alors, la fureur nous rattrape. Le fracas de la bataille paraît beaucoup plus fort que dans la parallèle. Dans le ciel immense, montant de la plaine bouleversée, s’élèvent sans interruption de hauts panaches noirs. Des flocons verdâtres apparaissent à la file au milieu des sifflements des milliers de billes d’acier qu’ils crachent au sol. Des éclats sifflent à nos oreilles et certains d’entre eux brillants, acérés, parfois rougeoyants viennent tomber entre nos mains sous notre nez avec un bruit mat. Nous sommes entourés de furie. Autour de nous, toute la plaine se soulève, tremble et se disloque. Le ciel au dessus se convulse, gronde ou craque. Tout se mêle ; les coups de départ des centaines de canons, les milliers d’explosions des obus et leurs ondes de choc, le miaulement des éclats, le ronflement des pierres et des blocs de marne, le vrombissement des balles, l’aboi sec des grenades et le tapotement méthodique et inépuisable des mitrailleuses. Et au milieu de ce déferlement de bruits furieux, s’élèvent les cris des hommes. Tout autour de nous, ils sont des centaines, des milliers à courir sur la plaine. Les unes après les autres, les têtes de sape les crachent hors des tranchées. A la file, par petits groupes, ils sortent comme un flot inépuisable et ils courent en avant au milieu des geysers de terre, des colonnes de flammes et de fumées noires. Sur toute la largeur du front, on les voit s’avancer, petites formes dérisoires et obstinées. Comme leur course semble absurde au milieu de cet ouragan de terre, de fer et de feu ! Qu’espèrent-ils ? Beaucoup s’arrêtent, tombent, ne se relèvent pas, mais il en vient toujours. Le sol ne semble pas disposer à tarir sa source d’hommes. C’est comme si toute cette marée humaine, trop longtemps contenue dans les profondeurs de la terre, en sortait enfin et ne voulait plus s’arrêter de couler. Autour de nous, des files de capotes bleues soulignées par le noir des bérets. A droite plus loin, les mêmes capotes, les mêmes bérets : des chasseurs qui descendent vers Souchez. A notre gauche, les tâches rouges des uniformes des zouaves que m’avait montrés Bonpain la veille. Ils déferlent dans le ravin comme une vague irrésistible avant de s’élancer à l’assaut de la côte qui nous fait face. La côte 119… Des cris tout proches. A notre droite, les hommes continuent de tomber au débouché de la sape.
- Putain de mitrailleuse ! hurle Bonpain. Elle est bloquée sur notre tête de sape. Y vont tous y passer ! Le caporal et lui n’ont pas fait plus de 10 mètres depuis leur sortie. Les chasseurs sortent à présent par le côté de la sape et viennent s’allonger derrière eux. Nous sommes tous là, collés au sol avec nos musettes et notre fusil. Le ciel au dessus de nous est d’un bleu éclatant entre les nuées noires et les gerbes de terre et de débris qui montent du sol. Les balles des mitrailleuses nous cherchent en piaulant. Ne pas se relever ! Des sifflements courts et précipités nous tombent dessus, suivis de dizaines de chocs mats sur le sol tout autour de nous.
- Les shrapnells !
- A notre droite, un des chasseurs qui s’était extrait de la tranchée vient d’être touché par cette pluie de billes. Il se tient la tête à deux mains et roule sur le côté. De nouveaux flocons de shrapnells apparaissent soudainement devant nous dans le ciel. Les billes fusent encore autour de nous en sifflant.
- Merde ! J’y suis ! crie Bonpain. Une longue estafilade lui barre la joue. La bille d’acier lui a enlevé une partie de l’oreille.
- Barrons-nous d’là ! vocifère un poilu qui s’est couché la tête entre les jambes du caporal. Les flocons se succèdent sans relâche et nous envoient avec rage leurs paquets de billes. A chaque arrivée, des chocs mats, puis des cris. La mitrailleuse fouille toujours le sol devant nous. Des petits geysers de poussière témoignent de son activité.
- On va tous y passer !
- Gare à çui là ! Un hurlement vertigineux et aussitôt l’éclatement brutal d’un groupe d’obus là devant. Nous nous tassons davantage contre le sol tandis que les éclats passent en sifflant au-dessus de notre groupe. Les hautes colonnes de fumées noires s’étirent lentement, se disloquent et viennent nous recouvrir.
- En avant ! En avant ! Tout le monde debout !

La sortie des tranchées françaises lors de l’attaque du 16 juin 1915

SPIP-Epona sous licence GPL | Espace privé | Plan du site